Souvent, quand je raconte mes périples à vélo, les gens s’étonnent que je voyage seul. Ce n’est pas toujours le cas, mais oui, j’aime voyager seul. Et je le fais sans crainte.
Un soir de bivouac près de Nevers, alors que je constate que j’ai cuisiné bien plus que je ne pourrais ingurgiter, je demande à ma voisine de tente si elle souhaite partager mon repas. Je sens immédiatement son hésitation à accepter : « un homme de 50 ans proposant à une jeune femme de partager un repas, c’est louche ! Il doit certainement avoir une idée derrière la tête ! ». Alors oui, je suis un homme de 50 ans, et ma voisine de tente est une femme de 30 ans. Forcément vous êtes en droit de vous demander : « Et si au lieu d’une femme de 30 ans ça aurait été un homme de 60, tu l’aurais fait ? ». En vrai, oui ! Je l’ai déjà fait, et pour le coup, c’était un homme, et il n’a pas hésité une seconde. Mais là, c’est une jeune femme, et elle hésite.
Finalement, elle accepte. Le repas est l’occasion pour moi de lui dire que j’ai senti son hésitation et que j’en comprends les rouages. Pour elle, de m’expliquer qu’elle est venue avec sa bicyclette dans la région pour participer à un festival cycliste en non mixité dont l’objet est de revendiquer le droit de pouvoir voyager seule lorsqu’on est une femme. Elle me décrit les situations où il est plus difficile pour elle que pour moi de voyager en toute tranquillité. Elle me parle des craintes d’être suivie, des blagues graveleuses lorsqu’elle cherche un lieu pour passer la nuit, des regards au mieux dubitatifs posés sur elle. Elle ne me parle pas de ses craintes de se faire agresser, mais elle évoque les inquiétudes de ses proches, pour sa sécurité, pour sa santé, mais aussi de leurs doutes quant à sa capacité à accomplir ses différents périples, sa capacité à s’en sortir sans la présence d’un homme auprès d’elle…. Tous ces endroits que moi, en tant qu’homme je ne connais pas.
Il y a au moins 3 regards qui se croisent face à une femme qui revendique le droit de voyager seule (à vélo ou en voiture ou en train d’ailleurs 😉 ) :
– le regard croisé des autres et le sien sur cette inquiétude du regard déplacé de certains hommes, de leurs propos graveleux. Je suis toujours impressionnée de réaliser combien certains hommes sont restés dans l’ère du patriarcat, et ne semblent pas avoir eu échos des revendications des femmes à être maîtresses de leurs corps, de leur vie,
– le regard des autres que sous-tend l’intime conviction qu’une femme seule ne saurait pas faire face aux difficultés plus techniques rencontrées possiblement lors de ce voyage (panne ….)
– le regard des autres qui vous dit que, dans tous les cas, la place de la femme est à la maison, en tant que mère, épouse, et qui s’étonne, se scandalise de cette revendication, pourtant légitime, à pouvoir occuper seule l’espace public, à pouvoir s’épanouir seule loin de la présence d’un homme